vendredi 9 novembre 2012

04 MINUIT UNE EST TOMBE


Vendredi 27 août. Minuit une est tombé sans prévenir. Cindy a repris vie et semble assumer son ébriété. Pour l’heure, elle et son père s’ébattent dans l’eau avec un plaisir évident. Charlotte a dépassé ses craintes et les rejoindrait volontiers si elle avait seulement la volonté de choisir un maillot dans la chambre de Cindy. Ainsi ne serait-elle pas tenue de nager la poitrine nue ou, pis, sous un tee-shirt humide plaqué sur les seins. Néanmoins, elle connait la boutique : Cindy ne porte que des bikinis qui ressemblent davantage à deux cordelettes d’apparat qu’à un bout de tissu. 

« Ce soir, je crois bien que je me noierais dans un verre d’eau ! », s’excuse-t-elle en coulant un œil revanchard vers Max pour le narguer.
Ce disant, elle a relevé un genou, assez haut pour aiguiser sa curiosité. Allongée comme elle l’est, la pose est aguichante. Quel genre de gros porc resterait indifférent aux petites culottes des jeunes filles ? se persuade-t-elle alors qu’il parait insensible à son triangle d’intimité. Le chauve semble néanmoins avoir mordu à l’hameçon mais c’est avec familiarité qu’il pose la main sur son bras nu. « Et toi, tu es sensible à la pleine lune, Charlotte ? », souffle-t-il, comme s’il en couplait les effets mensuels avec son subit abandon, sans doute aussi parce qu’elle n’a pas tenté de retirer sa main. Des questions, toujours des questions ! « Peut-être, oui ! », murmure-t-elle en soutenant son regard inquisiteur. Charlotte en profite pour allonger la jambe et pousser du pied le téléphone dans l’eau.

C’était calculé. Cindy comme son père n’en ont rien vu non plus, bien trop occupés par leurs ébats aquatiques. Mais, comme pour contredire l’héroïne, le bras triomphant de Frédéric Maréchal émerge aussitôt de la piscine : sa main droite brandit le téléphone détrempé. Suivent de près la tête et son torse dégoulinant. « Avec ma batterie morte… et le bain de minuit de celui-ci, … j’en suis quitte pour moderniser mon équipement ! », sarcasme-t-il, essoufflé après l’apnée. Charlotte a envie de croire qu’il y a un zeste de désappointement dans sa voix. Elle arbore une mimique fabriquée, mi-coupable, mi-pitoyable : « Je suis totalement désolée... », geint-elle à l’attention du monde entier. 

En définitive, Frédéric Marechal est le plus désemparé d’eux deux. D’un bond, le voilà sur le rebord de la piscine. Il s’approche d’elle pour la saisir aux épaules et lui serine à mi-voix le baratin des nantis pour qui les choses matérielles n’ont aucune importance. Ses paumes humides sont sincères et ne s’attardent pas sur sa peau comme elle pourrait s’y attendre. Elle esquisse un sourire stratégique. C’est le bon moment pour marquer un point supplémentaire, pense Charlotte en se jetant contre la poitrine forte et nue du père de Cindy. « Par-don-nez-moi, Fré-dé-ric... », pleurniche-t-elle comme une enfant fautive. Ce n’est pas la première fois qu’elle l’appelle par son prénom, mais ce dernier résonne cette fois comme celui d’un père, d’un frère, d’un ami, d’un amant. Lui, tendre et affectueux, la serre contre son coeur et caresse ses cheveux avec tant de douceur que Charlotte s’abandonne volontiers au câlin inattendu. En tout bien tout honneur, osera-t-elle désormais le tutoyer ?

Cindy, du milieu de la piscine, les lorgne cependant avec une expression jalouse qui ne trompe personne. Charlotte jubile. D’un seul coup, elle enrage la fille et débauche le père. Alors, en finale, elle se dresse sur la pointe des pieds pour effleurer la joue de son psy’ d’un baiser appuyé. « Pardon encore, Frédéric ! », murmure-t-elle d‘une voix rauque et profonde. Elle a fait mouche. La respiration de l’homme se brise. Celle de Cindy est au plus mal. Il est temps à présent de se détacher de lui, ce qu’elle fait en minaudant comme une gamine effarouchée par son propre toupet. Lui aussi passera sans doute une nuit agitée.

Cindy émerge de la piscine, furibarde, et, comme elle veut sans doute n’en rien laisser paraître, entame un corps à corps avec son essuie de bain qui a, quant à lui, l’air aussi récalcitrant que l’humeur de la blondasse. Charlotte joue une partie bien plus serrée que d’ordinaire. De fait, Cindy ne supportera jamais que Charlotte usurpe sa place auprès de Frédéric, ne serait-ce qu’un instant, tandis que Charlotte s’est juré d’exacerber sa jalousie. Pour elle en effet, c’est devenu totalement insupportable que cette greluche bénéficie de tant d’avantages et de privilèges.

Monsieur Frédéric Maréchal, immobile, les bras ballants et digne dans sa semi-nudité, n’en mène pas large. Même si, en général, les jeunes filles en fleur ne sont pas sa tasse de thé, cette petit tisane à la rose est singulièrement parvenue à le troubler, à mi-chemin entre gêne et désir. N’empêche que Frédéric Maréchal ne comprendra décidément jamais ces farfadettes cyclothymiques car, maintenant qu’elle a rallumé en lui sa quarantaine de feux follets, cette gamine semble totalement l’ignorer. 
Bref, Frédéric a très envie, dirait-on, d’un double-whisky.

Baillant à l’envi, voici Daphné qui sollicite l’aide de son partenaire pour se relever du sol ; ce dernier lui prend les mains comme une invite à la danse et la soulève en un-deux-trois-quatre temps. Etrange tango que celui de ces deux là ! 
« Je suis éreintée, Max ! », fait-elle en s’accrochant à son épaule. Tous deux arrivent clopin-clopant sous la véranda. En fait, Daphné n’est pas seulement aveugle. Tout chez elle semble planifié, mesuré, pesé, étiqueté, jusqu’aux moindres secousses de son sommeil. 

Frédéric - quel hôte diligent ! – se propose déjà de la mener à l’étage « pour vérifier qu’il ne lui manquera rien pour la nuit ! », ajoute-t-il avec empressement. Charlotte extrapole illico : un petit câlin avant de dormir, peut-être !, pense-t-elle en les suivant des yeux jusqu’à l’escalier. Ipso facto, il la mène par le bras et une telle proximité obligée est peut-être équivoque. 
Pas pour Max, apparemment, qui vient de s’affaler dans l’un des fauteuils d’osier de la véranda. Astiquer son cigare est sans doute sa seule préoccupation du moment, quoiqu’il lorgne Charlotte comme on examine un petit animal de laboratoire. Lubricité ou intérêt psychosociologique, qui le dira ?, toujours est-il que la souris concernée ne tient pas à être le cobaye de fin de soirée. Ce regard en coin lui procure autant de frissons que les satanées caméras qui la guettaient dans son grenier. Sa seule parade est de le soutenir effrontément, un œil à gauche dans le sien, l’autre fixé vers l’arrière-plan sur sa droite. L’effet est immédiat mais raté : le gros homme la scrute à présent avec une attention soutenue. Cela ne fait que confirmer davantage leur soupçon réciproque : « cette gamine est caractérielle », pense-t-il en allumant enfin son cigare et « ce type est bien mon ravisseur du mois dernier », se dit-elle avec un glaçon dans le dos.

Cindy émerge de la nuit, les cheveux trempés sur des épaules tombantes. Son corps de rêve, sous son bikini blanc, est boursoufflé par l’eau de la piscine et son visage n’en exprime pas moins depuis qu’elle a vu son père la trahir avec sa meilleure amie. Ses yeux fades de blonde expriment la misère et, à vrai dire, la découvrir ainsi réconforte Charlotte. 

Jusqu’à présent, cette dernière estime qu’elle ne s’est pas mal débrouillée : Cindy digère sa jalousie, même si sa colère semble se résorber, Frédéric parait suffisamment émoustillé pour entamer un deuxième acte et c’est à peine si Max parvient à soutenir le feu de ses yeux interrogateurs. Maintenant que Daphné est hors course, elle les a tous les trois à sa merci !   Elle a rendu inopérant le dernier téléphone ; il sèche là-bas, sur l’étagère où Frédéric Marechal vient de le poser : cela la rassure, eux non plus n’obtiendront plus d’aide de l’extérieur.

Mais crier victoire semble prématuré car une mélodie la fait aussitôt déchanter. En effet, ces quelques notes sont autant de grains de sable dans les rouages de son plan.
Max extirpe à contrecœur un téléphone portable de son large short (elle aurait dû y penser, Max avait une tête à utiliser un téléphone cellulaire !) et il montre à nouveau bien plus d’intérêt à son cigare qu’au monologue de son interlocuteur dont il ponctue le débit de grognements exaspérés qui, selon le ton et la mimique, signifie oui, et souvent non. 

La conversation ( !) s’éternise. Cela fait maintenant une sacré bonne dizaine de minutes que Frédéric a accompagné Daphné jusqu’à sa chambre. Charlotte se délecte du scénario qu’elle suppute dans sa tête, à savoir qu’il s’est galamment proposé de la guider vers la douche, de lui savonner le dos peut-être et qui sait quoi d’autre… ?
Max semble s’en moquer royalement : de toute évidence, son ami peut bien lutiner sa reine dans les coins, pourvu que lui-même puisse se régaler des courbes graciles de Cindy (quand elle n’est pas décomposée comme à présent !) ou encore des charmes puérils de ses victimes. Charlotte en sait quelque chose !  
Elle se demande également si, à l’occasion, Max et Cindy... 
Ce genre de fille ne se fixe aucune limite. Il n’est donc pas impossible que la blondasse se prête volontiers au jeu pervers de quadragénaires concupiscents.

Max dépose son téléphone enfin muet sur la table basse. De sa poche, dépasse un jeu de clefs qu’il tripote distraitement du bout des doigts en reluquant Cindy, sa mine défraîchie, son air pitoyable et ses cheveux en spaghettis. 
Le trousseau rejoint bientôt le téléphone, comme à regret.

Cindy vient de disparaître de leur champ de vision.
Elle est en train d’entrechoquer divers ustensiles, côté cuisine, et Charlotte ne sait trop comment meubler cette éternité qui la laisse en tête-à-tête avec celui qu’elle prend pour son ravisseur.  
Drôle de mot que celui-là ! rumine-t-elle pour s’occuper l’esprit, « Ra-vi-sseur », comme le verbe « ravir » dans « cette robe te va à ravir », ou l’adjectif « ravi », « Non, je ne suis pas ravie d’être là » ou encore son « ravisseur » qui est loin d’être « ravissant ». Bref, se dit-elle, ce n’est pas avec ce genre de réflexion qu’elle va résoudre son problème : le téléphone portable de Max est à portée de main et elle ne voit pas comment elle le fera disparaitre. 

Mais qu’est-ce que Cindy fricote dans la cuisine, bon sang ? 

A défaut de l’appareil, Charlotte s’empare de la revue juste à côté sur la table, en l’occurrence un magazine-photos. « Numéro spécial » est-il écrit dans la bande rouge qui zèbre la page de couverture. Elle le feuillette distraitement, l’esprit ailleurs. Pourquoi ce genre de revue ne se retrouve-t-elle donc jamais dans l’étagère X des librairies ?, à cause du prétexte artistique, probablement.   
Un cliché l’interpelle, page 37. Fermer les yeux à deux ou trois reprises n’y change rien, c’est encore et encore le visage et la dégaine de Cindy qui s’imposent à elle. A vrai dire, l’étonnante ressemblance la surprend à peine. Etre psychologue, voire psychiatre, n’interdit nullement d’être photographe à ses heures ! Et Cindy, quant à elle, …
Il n’empêche que cela ne lui parait guère vraisemblable. Cindy n’aurait pas manqué de s’en vanter si cela avait été le cas. 
A ce compte-là, quiconque a des similitudes avec quiconque, par exemple la fille de la page 43, avec sa blouse en dentelle et son kilt à mi-cuisses, ne pourrait-elle être tout bonnement Justine ? Sa sœur adore ce genre d’accoutrement ridicule.
Et voilà encore une… Olivia plus vraie que nature, page 57, yeux béants, bouche écarquillée, dont le corps affiche une si troublante maigreur que Charlotte reçoit son regard accusateur comme un coup de poing.

Cindy surgit de la cuisine avec deux long drink d’un rouge douteux. « Voilà... », minaude-t-elle à l’adresse de Max, les orteils tricotant la moquette, « T.N.T. tout frais… Tequila cocoNut and Tomato... ». 
Charlotte referme la revue d’un geste sec et la rejette sur la table, par-dessus le téléphone et les clefs du gros Max. Celui-ci ne remarque rien tant il couve Cindy d’un sourire bien trop paternel pour être honnête. Quel scoop par ailleurs si celui-ci était le père naturel de la blondinette ! … Pas impossible du tout, se dit-elle en aparté, vu le côté volage de Frédéric… quelle femme ne lui rendrait pas la monnaie de sa pièce ?

« Non, merci ! … un gin orange, je préfère !» répond-t-elle à Cindy qui lui tend complaisamment le second verre. Elle constate au passage que Cindy l’a gratifiée de son sempiternel « mon chou », c’est donc que la blondinette n’est pas aussi jalouse et furibarde qu’on pourrait croire.

Charlotte s’égare en conjectures lorsqu’on entend enfin Frédéric descendre l’escalier. Il est toujours en slip de bain et semble bien requinqué, « … et pour cause ! », rajoute mentalement la jeune fille. Le voilà qui renifle le verre de Max avec un intérêt non dissimulé : « C’est encore une de tes mixtures détonantes, ma petite Cindy ? », badine-t-il en lui prenant la taille à pleines mains, geste qui ne sied guère à un père de famille !
Déstabilisée - mais c’est peut-être dans leur plan ! -, Charlotte a l’impression de perdre peu à peu la maîtrise de la situation. Qui est qui, finalement, dans cette maison ? Et, elle-même, quel rôle a-t-elle à jouer dans ce sombre scénario ?

… Celui de vider son verre d’une traite, de le poser lentement sur la table, entre le cendrier et la revue qui recouvre toujours clefs et portable de Max. Le cocktail est fameusement musclé, certes, c’est à croire que Cindy y a saupoudré dieu sait quelle bave de serpent. Charlotte ne peut réprimer un haut le cœur mais elle fait mine d’assurer. « Tu es saoule, ma fille ! », serinerait Justine, les bras pliés, mains sur les hanches. Non, juste un peu éméchée… et elle n’est pas sa fille, bon sang ! (…)

(…) On lui propose un café, de se rasseoir, de se rafraichir. Les voix sont indistinctes, mais, entre toutes, elle perçoit celle de Frédéric qui lui propose de l’emmener à la salle de bains. « Oui, non ! Merci... Non, j’y arriverai seule » Elle refuse car le coup de la douche, elle ne connait que trop. Entre deux hoquets, elle cherche d’un regard circulaire où on a camouflé ce satané escalier.

Charlotte ne se souvient plus comment elle est arrivée au premier étage ni même pourquoi elle est venue dans cette sacrée salle de bain. Elle se retrouve assise sur la cuvette de la toilette, slip aux genoux, coudes sur les cuisses et menton entre les mains. Cette perte momentanée de conscience la terrorise car elle n’a aucune idée du temps qui vient de s’écouler. Elle ne tient vraiment pas à se retrouver seule avec Frédéric qui - s’il n’entend plus signe de vie et tout investi de son rôle d’hôte - ne manquera pas de monter voir comment elle va. « Pas trop bien ! », pense Charlotte, « Mais ça ne regarde que moi ! ». Aussi se relève-t-elle sans tarder et, réajustant son slip sous la jupe, se force à chantonner n’importe quoi. Cela sonne faux mais il s’agit de rassurer au plus vite tout ce petit monde sur son état.

Dans le miroir du lavabo, croiser son propre regard lui renvoie une bien piètre image d’elle-même : ses paupières sont gonflées et ses yeux ont perdu toute étincelle. Ses lèvres tremblent convulsivement et sa tignasse ressemble à des serpentins de fin de fête. Qui abuserait d’une pareille laideronne, sinon un maniaque désœuvré ? « Tu délires, ma grosse ! », soliloque-t-elle en répétant mot à mot sa question débile. Elle compte prendre une ou deux aspirines et tout ira mieux dans un quart d’heure, sa cuite, son mal de tête et cette douleur qui lui tenaille l’estomac. Voilà le tube de paracétamol dans l’armoire à pharmacie, juste à côté du flacon de somnifères dont lui a parlé Cindy le jour d’avant.

Charlotte n’a de poche ni dans sa jupe ni sur sa blouse. Sa veste, tout comme son sac, sont restés en bas. Le potiquet calé dans une paume, elle considère pensivement par la fenêtre les deux voitures en quinconce dans l’allée. Elle peste de ne pas savoir conduire.
Avant de redescendre comme si de rien n’était, elle se rafraîchit le visage et les avant-bras, se recoiffe à la va-vite et inspire plusieurs fois profondément. Un grattement sur la porte la hérisse de pied en cap. Pourquoi n’a-t-elle pas songé tourner la clé qui la nargue à présent dans la serrure ? Instinctivement, elle porte la main sous sa jupe et enfourne la petite bouteille dans son slip. C’est Frédéric Maréchal, en effet : « Est-ce que tout va bien, Charlotte ? ». Faire la morte l’incitera à pousser la porte, et lui répondre équivaudra peut-être au même résultat. Elle joue la dissuasion en enclenchant la chasse d’eau : « … Tout va bien, merci ! J’arrive dans cinq minutes ! ». Elle l’imagine marquer un temps d’indécision, jusqu’à ce que la trombe d’eau engorge la cuvette, tourbillonne et hésite à s’évacuer dans la canalisation.
Frédéric n’a pas l’air de vouloir insister. Mieux : il rebrousse chemin tandis qu’elle visse une oreille contre la porte pour compter mentalement les marches qu’il est en train de franchir. Elle se demande pourquoi elle ne l’a pas entendu monter. 
Dans la cuvette, l’eau n’a pas encore rejoint son niveau d’origine quand elle s’engage dans l’escalier.

Les revoilà dans le jardin. Les hommes papotent à voix basse et, de loin, Charlotte ne peut discerner s’ils devisent d’elle ou non. Frédéric est allongé sur le gazon, les bras repliés sous la nuque, les yeux perdus dans le ciel, et semble se muscler les orteils en les agitant nerveusement. Max est assis en tailleur, nez en l’air lui aussi. Même ramassée sur elle-même, sa silhouette massive ravive les angoisses de la jeune fille. 
L’odeur puissante de son sempiternel cigare ne lui évoque pourtant aucun souvenir ; au jeu des différences, c’est d’ailleurs le détail le plus significatif. De fait, elle ne se rappelle pas avoir flairé une telle puanteur lors de son séjour au grenier.

Cindy, elle, est couchée en chien de fusil sur l’herbe. Elle ne participe pas à la conversation, les yeux clos. Ses deux mains jointes servent d’appui à sa joue gauche. Une vraie petite madone, quoi !, mis à part sa tenue de bain bien peu bigote pour l’occasion. Cindy a décidément un corps superbe et, en vérité, cela exaspère Charlotte au maximum. Elle en conclut que la blondinette lui fait trop d’ombre et qu’elle devra un jour l’écarter.

Les deux hommes dissertent sur l’hystérie collective à l’approche de la fin du millénaire mais elle reste persuadée que son arrivée intempestive les a incités à changer de sujet. Debout auprès d’eux, elle se dandine un moment sans se décider à prendre place. Frédéric lâche la voûte céleste pour couler un œil sous sa jupe, tout au moins le croit-elle. Il y a de quoi paniquer : imaginons qu’il repère le petit flacon de somnifères caché dans son slip !

« Viens là, ma petite Charlotte... », marmonne-t-il d’un ton mielleux en tapotant l’herbe nue de sa paume droite. Le voilà bien entamé ! Il donne l’impression de devoir refléchir à chacun de ses mots. «Qu’est-ce que tu dois penser de nous ! … », réussit-il à ajouter avec un sourire contrit. 
Qu’est-il en train de sous-entendre ? La jeune fille frissonne, mais ce n’est certes pas de froid. Va-t-il lui confirmer ses présomptions, à savoir que Max est indubitablement son ravisseur du mois précédent, que, depuis, lui-même s’acharne à lui lessiver la tête pour dégommer sa mémoire et que Cindy (la traîtresse !) avait pour rôle de la rabattre ?

Charlotte tire pudiquement sur le bord de sa jupe avec le pressentiment d’approcher du dénouement. De fait, Frédéric vient de poser une main molle sur sa cheville pour la rassurer peut-être, l’empêcher de fuir sans doute ou la tripoter une dernière fois, c’est selon.
Max, quant à lui, rictus béat aux lèvres, tire sur son abominable cigare et les enveloppe d’un halo de fumée. Cela empeste la mort, bien davantage que le mégot dont elle a fait les frais. Charlotte s’accroche néanmoins à cette pestilentielle odeur, inconnue jusqu’alors, pour lui accorder peut-être le bénéfice du doute. Ce ne serait donc pas son ravisseur ? 
La montre au poignet du gros homme indique qu’il est  minuit passé de cinquante-cinq minutes. « On est le vendredi 27 août ! », conclut-elle comme on parle d’une date fatidique.

La nuit sera chaude, dans tous les sens du terme.

Charlotte toise à présent les deux hommes avec un dégoût démesuré. Demain, après en avoir terminé avec elle, vraisemblablement viseront-ils une nouvelle victime. Il y aura bien une gourde à dénicher parmi les connaissances de Cindy, voire une inconnue qui passe dans la rue. 

Peu importe ! Entretemps, pour elle, tout va nettement mieux. Un type lui tient la jambe mais il est trop imbibé d’alcool pour aller au-delà, un autre ressemble de moins en moins à un partenaire de sinistre mémoire et, quant à la garce dont le corps lui rappelle que d’elles deux, c’est elle la moins jolie, la voilà qui dort benoîtement sur le sol, face presque contre terre. 

Pour compléter la toile, restent une aveugle qui se repose dans une chambre au premier étage ainsi que l’absence mesurée de Paola et systématique de la mère de Cindy. 
 « … Et si je nous préparais un cocktail explosif de mon invention ?», questionne-t-elle d’une voix sirupeuse, en se dégageant de la sangsue qui lui suce le mollet. En l’occurrence, les deux abrutis lui tendent déjà leur verre vide non sans un air ravi de totale satisfaction.
Cette fois, l’avantage est dans son camp et elle ne compte pas le laisser filer. Au passage, Charlotte ramasse sur l’herbe le verre à moitié vide de Cindy.

Un bar-comptoir sépare la cuisine de la salle de séjour. De là, On ne peut la voir, ni du salon, ni de la terrasse, moins encore du jardin. Charlotte se retrouve avec un plan de travail encombré et gluant. C’est Cindy qui vient d’y avoir livré bataille et ce désordre coutumier a le don de l’excéder davantage. Aussi, après avoir tapé la vaisselle sale dans une machine à laver quasi pleine, Charlotte récure le plan du bar avec une telle énergie qu’elle fait valser par-dessus bord un panier en osier. Au bruit métallique qui en découle sur le carrelage, il faisait sans doute office de vide-poches. « … on me prend pour une bonniche, ou quoi ? », peste la jeune fille en contournant le bar. 

Se retrouvent en vrac sur le sol, une carte-vue, un trousseau de clés, un paquet de cigarettes, une montre-bracelet et une pochette d’allumettes. La grosse pelote de corde, elle, a roulé sous la grande table. Charlotte fustige sa maladresse, mais s’improvise détective. La pochette reprend les coordonnées d’un hôtel balnéaire, ce qui ne lui apprend d’abord pas grand chose. La carte postale, par contre, quoique d’une banalité navrante, est un peu plus bavarde. Quelques mots y sont écrits au dos, en script : «Serai de retour vendredi en début d’après-midi. Te promets que, ce week-end, si tu as réussi à te débarrasser d’elle, je t’emmènerai où tu voudras ! ». L’autrice (ce ne peut être qu’une femme pour écrire ça !) n’a pas pris la peine de signer, sans doute Paola, peut-être la mère de Cindy, mais, à priori, le ton peu protocolaire la ferait plutôt pencher pour Paola. La question est ailleurs : primo, pourquoi cette carte est-elle restée en évidence sur le bar et, secundo, de qui veulent-ils se débarrasser ? Selon Charlotte, les deux énigmes doivent se résoudre ensemble. S’il s’agit de Marie-Sophie, la femme attitrée de Frédéric, jamais ce dernier n’aurait oublié cette carte là où elle vient de la trouver. N’en serait-il pas de même s’il s’agissait de Cindy ? A moins que Paola l’ait rédigée en espérant que ce soit précisément la blondinette qui la réceptionne. Paola est en effet assez tordue pour agir de la sorte, à seule fin que Cindy se sente malvenue et s’éclipse d’elle-même durant leur week-end en amoureux ! Non, en vérité, comment ne pas reprendre ces mots pour son propre compte ? se demande Charlotte, dans une totale expectative.
La carte rejoint les allumettes dans le panier.

La montre-bracelet lui arrache un cri, terreur et plaisir mélangés : celle-ci est le clone parfait de celle qu’elle a paumée lors de son aventure du mois dernier ! Sciée, Charlotte chancelle et s’accroche au comptoir. Comment peut-elle se raisonner ? Les montres sont faites en série, n’est-ce pas ? D’ailleurs, elle a beau la reluquer sous toutes ses coutures, aucune particularité ni le moindre signe distinctif ne lui ferait parier qu’il s’agit effectivement de la sienne. Charlotte la serre néanmoins à son poignet, par automatisme. 

Les cigarettes sont sans doute celles de Cindy et le trousseau de clefs appartient vraisemblablement à Frédéric Maréchal.
Sans hésiter, elle balance ce dernier dans le vide-ordures. Si elle en est réduite à s’enfuir, l’une des deux voitures ne sera déjà plus opérationnelle pour la filer, se dit la jeune fille. Dans le même ordre d’idées, son regard se porte sur les clés de voiture de Max, qui la narguent sur la table du salon. Comme les autres, elles valsent dans le vide-ordures, avec un bruit métallique que Charlotte essaie de couvrir par un toussotement. Pas besoin de forcer, la fumée âcre de la cigarette qu’elle vient d’allumer avec délectation l’irrite plus qu’elle ne l’apaise.  

Il y a encore le téléphone portable de Max. Le noyer sous l’eau chaude va l’anéantir, suppute-t-elle en écrasant aussitôt son mégot dans l’évier. Il suffira de l’essuyer extérieurement pour que rien n’en paraisse ! Et, si on la surprend sur le fait, elle pourra toujours prétendre avoir entendu le signal d’un appel entrant. 
De toute évidence, l’appareil est cuit. Elle vérifie que l’écran est bel et bien mort, le remet ensuite à la place exacte où elle l’a trouvé. Charlotte a le sentiment d’avoir à présent la situation bien en main ! 
Ce sera avec beaucoup de sérénité qu’elle prépare le cocktail promis, sans trop réfléchir, sans doser, avec n’importe quelle bouteille qui lui tombe sous la main. Ne les a-t-elle pas prévenus qu’il s’agirait d’un cocktail explosif ?, songe-t-elle en extirpant subrepticement le flacon de somnifères hors de son slip.

Dehors, ils n’ont pas bougé d’un pouce, ou si peu. A ce qu’elle en comprend à demi-mots, ils parlent de cas par-ci, de cas par-là, comme dans une soirée de corporation. Frédéric accepte  son verre, remercie Charlotte d’un simple hochement de tête. Max ne lui jette pas le moindre coup d’oeil. « Je pense que Cindy a son compte pour aujourd’hui... », fait-elle en affectant un air embarrassé, comme si elle ne savait trop quoi faire du troisième verre. « Tu ne prends rien ? », la questionne-t-on en avalant la mixture d’un seul trait. La mimique est éloquente : c’est de toute évidence un goût peu coutumier mais Charlotte imagine qu’il n’en dira rien par politesse. Peut-être même que ce cher Fred va s’efforcer de siroter celui de Cindy. De toute manière, elle ne lui a pas laissé d’alternative : elle vient de lui fourguer de force le verre entre les mains. 
Max, pour sa part, vide tranquillement le sien, sans simagrée. Il n’apprécie pas le curieux mélange, c’est presque certain, mais il ne peut vraisemblablement pas se passer d’un dernier verre avant le coucher. « Heureusement ! », songe-t-elle en aparté.

Charlotte s’assied sur l’herbe, à distance très mesurée des mains baladeuses de Frédéric. Elle respire l’innocence quand elle s’autorise prudemment à leur poser une question. Tous deux hochent la tête, mi oui mi non. D’ailleurs, Max se frotte déjà les yeux comme sous une tempête de sable. Elle tient seulement à vérifier s’ils ont encore quelques forces en réserve. « Est-ce que cela vous est déjà arrivé de tomber amoureux de l’une de vos clientes ? », répète-t-elle d’un air naïf et puéril, un peu trop appuyé, du reste. Frédéric achève le verre de Cindy ainsi qu’elle l’avait pensé, mais il ne peut camoufler une grimace. « Tu m’as tué, ma petite Charlotte ! », s’exclame-t-il avec un double-sens qu’elle ne tient pas à éclaircir pour le moment. Elle est bien trop obnubilée par la bosse sous son slip de bain, sans trop savoir en quoi ce breuvage a pu booster sa libido. « Non ! Jamais... », ment-il enfin.

Vis-à-vis de Max, Charlotte affiche par contre un air intelligent, de ceux qui peuvent se satisfaire d’une demi-réponse : « Et vous, Max ? ». Max affiche un air perplexe. « … En effet, cela m’est déjà arrivé, par deux fois ! La seconde a fini par un… mariage !», avoue-t-il, pris d’une subite quinte de bâillements. Le voilà qui se lève à grand peine et, chancelant, s’excuse d’être mort de fatigue et passablement ivre. « Pardonnez-moi de rompre brutalement notre charmant entretien ! » ajoute-t-il tandis que Frédéric se propose de l’aider. Max refuse d’un geste incertain et peu assuré. Charlotte doute qu’il puisse atteindre sa chambre sans encombre mais elle se dit que, s’il tombe malencontreusement dans l’escalier, ce sera déjà un corps en moins à déplacer.

Cindy est totalement hors circuit et elle n’a de toute évidence nul besoin de somnifère pour entamer sa nuit. Charlotte se retrouve seule avec Frédéric qui, pour l’instant, se campe sur un coude, non sans difficulté, à vrai dire. « Parlons d’autre chose, veux-tu ? », s’évertue-t-il à prononcer parce que sa langue ne lui obéit plus vraiment.
Charlotte l’estime mûr et à point. Il va voir de quoi sa petite Charlotte est capable. « Nous voilà enfin seuls, Fred ! », minaude-t-elle en se coulant auprès de lui. Il la déçoit car il esquisse un léger mouvement de recul, avec un regard bien terne pour l’occasion qu’elle lui propose. Plaquant alors ses lèvres contre les siennes, elle attend une réaction qui ne se fait pas attendre : le regard n’est que reproche et l’homme ne daigne même pas répondre à son baiser. En vérité, ça ne fait pas l’affaire de Charlotte qui aurait espéré plus d’élan, plus de ferveur, plus de perversité. Elle a cru qu’il prendrait spontanément les commandes et qu’elle n’aurait qu’à subir son élan, déjà bien amorti par l’alcool. Il lui faut improviser de toute urgence, avant que Frédéric ne s’endorme inéluctablement.

A vrai dire, Charlotte est prise à son propre jeu, aussi ne peut-elle s’empêcher de frémir quand il entrouvre finalement les dents pour accueillir le bout de son appendice verbal. Sa salive est écoeurante, chaude et alcoolisée. Son frisson vire sur le champ en dégoût.
Par ailleurs, voilà que Frédéric Maréchal s’effondre soudain sur le dos, comme une masse. La liqueur tièdasse qui perle du coin de ses lèvres offre à Charlotte une raison supplémentaire de le haïr. La tête obsessionnellement tournée en direction de Cindy, elle demeure immobile quelques instants contre ce type qui vient de sombrer dans l’inconscience. La blondasse roupille profondément, sur le dos, les bras abandonnés au-dessus la tête. Charlotte se rapproche de son ennemie, tend sa bouche souillée vers le visage assoupi et y tartine avec délectation les effluves de son propre père. Cindy ne bronche pas.

Le psychologue a son compte, Cindy de même et, à entendre les ronflements rassurants qui semblent lui parvenir de loin, Max n’en mène pas large. Les voilà tous à sa merci, et ce ne sera vraisemblablement pas Daphné qui, avec son handicap, lui barrera la route. 
Charlotte a maintenant l’alternative de fuir ce cauchemar ou de s’y incruster. Elle déambule fébrilement dans la véranda et le salon sans trop savoir que faire. A ce stade-ci de l’aventure, elle ne pourra pas prétendre qu’ils ont abusé d’elle ou quoi que ce soit d’approchant. En réalité, elle doit bien reconnaître qu’elle ne leur en a pas laissé le temps matériel et, concernant leur culpabilité, qu’elle ne s’est appuyée que sur des présomptions. Lors de sa séquestration du mois dernier, elle n’avait en définitive aperçu le gros bonhomme que de dos et ce durant quelques secondes à peine. Est-ce suffisant pour en conclure avec certitude qu’il s’agit de Max ? Quant au père de Cindy, jamais il n’a commis de geste déplacé envers elle et rien ne permet d’imaginer qu’il a des visées autres que professionnelles à son égard. Bien sûr, c’est un séducteur invétéré, mais qu’il couche avec Justine peut-être, Paola sans aucun doute, sa femme certainement , Daphné ou autres inconnues ne suffit certes pas à en déduire que, tôt ou tard, il allait se ruer sur elle pour lui arracher sa petite culotte.
Il en est bien incapable à présent, se dit-elle en méditant sur les deux corps étendus dans le jardin. A franchement parler, elle n’apprécie pas le doute qui l’envahit sournoisement. 

Dans son sommeil semi-comateux, Cindy respire lentement, la bouche entrouverte, les seins insolemment pointés vers le ciel. Charlotte tombe à genoux auprès d’elle et approche son visage du sien, dardant une langue qu’elle fait frétiller comme un serpent. Elle est surprise par le contact mou et frais des lèvres de la blondinette. Celle-ci ne réagit pas davantage lorsque Charlotte la renifle, canines apparentes. Une morsure bien placée défigurerait Cindy à tout jamais. Mais elle en est bien incapable et se relève d’un bond en crachant. Par inadvertance, elle vient peut-être d’avaler quelques gouttes de salive dont elle lui a tout à l’heure badigeonné le visage.

Toutes et tous sont complices : à son avis, c’est impossible qu’il en soit autrement.

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