mercredi 27 mars 2013

07 OU EST LA CLE



« Où est la clé de ton bureau, mon petit Fred ? », le fustige-t-elle, à genoux, cuisses nues sur les talons. Le ton est familier et condescendant. Bien mal en point et si minuscule pour l’occasion, Frédéric écarte à peine les paupières tuméfiées, serre les dents et déglutit : c’est la seule réaction envisageable pour l’instant, semble-t-il. La garce a beau être impudique, l’heure n’est décidément pas à la concupiscence.  « Je n’entends rien ! », lui susurre-t-elle dans l’oreille comme une coulée de fiel. Le psychologue, dans un ultime élan de rigueur scientifique, constate qu’il n’a jamais vu la folie d’aussi près. Néanmoins, lorsqu’elle referme les doigts sur sa chair intime comme un étau et que ses ongles s’incrustent dans sa peau, la douleur insoutenable fait avorter en lui toute autre considération. Replié sur lui-même en position fœtale, le souffle en berne, le voilà qui geint en priant le ciel de ne pas avoir posé son trousseau de clés ailleurs que dans son souvenir. Charlotte relâche son étreinte. C’est vrai : le trousseau se trouvait dans le vide-poche sur le bar-comptoir. N’est-ce pas elle-même qui l’a balancé tout à l’heure dans la poubelle de la cuisine ? « Petite imbécile ! », se flagelle-t-elle, mortifiée.


Dehors, dans un contraste saisissant, des oiseaux gazouillent tranquillement. Ces salopards chantent d’ailleurs depuis un certain temps. Cela signifie sans doute que le jour a une fâcheuse tendance à se lever. Charlotte jette un coup d’œil sur la montre-bracelet. De la buée noie la moitié du cadran et, de toute manière, la trotteuse des secondes est et restera immobile. De combien de temps dispose-t-elle encore avant l’arrivée de Yéléna ?

Comme une idiote, elle a jeté les clefs au vide-ordures. De quoi se maudire car il lui faudra à présent les récupérer en cave. Déjà que ce seul terme ranime en elle une frayeur bien plus dense que celle qu’elle a cru déceler dans les prunelles de Frédéric Maréchal !


La porte va couiner sur ses gonds, c’est sûr. De plus, que ne devra-t-elle pas tâtonner au long des murs pour débusquer une saleté d’interrupteur électrique ! Bref, cela lui rappelle de bien sinistres réminiscences.

La lumière l’effleure, une lueur chiche, fade et bleutée qui torche les marches de l’escalier. Plus bas, celui-ci se tord vers la droite. C’est dans le tournant qu’un fantôme lui tenaille la nuque de ses doigts noueux, si fort qu’elle a aujourd’hui encore l’impression de ne plus avoir pied. Sa gorge manque de salive. Charlotte flaire un danger imminent, qui tarde sournoisement à venir. Elle se faufile comme un rat au long du couloir étroit qui mène vraisemblablement au collecteur d’ordures. Son intuition est bonne : c’est une colonne rudimentaire qui tombe droit du plafond vers un chariot métallique d’environ un mètre de haut.

Les deux trousseaux trônent en évidence sur une couche d’ordures pestilentielles. Elle se souvient vaguement que celui de Max ne comptait que quatre ou cinq clés. Agressée par l’odeur âcre, elle s’empare en hâte de l’autre et fait aussitôt volte face, prête à galoper vers l’escalier.


Il n’y a pas que l’obscurité qui la tétanise. Ses jambes lui en tombent, ses poils se dressent, un cri glacé lui échappe comme un râle. En effet, dans une espèce de niche, un tas d’os se tient assis au sol, les jambes repliées contre le torse. Livide et souriant jusqu’aux trous des oreilles, il la reluque de pied en cap. On l’a ridiculement affublé d’une vieille robe d’un vert douteux, de mocassins baillant sur les côtés et du ridicule chapeau informe que Cindy s’est entêtée à arborer durant toute l’année dernière. 

La voilà, sa preuve ! On a ramené là le singulier squelette d’Olivia, c’est sûr, tout au moins ont-ils tous deux un sacré air de famille. De quel nom débile Olivia avait-elle donc affublé son stupide pantin ?


Quand elle déboule de la cave comme si la poursuivait une meute de spectres, Frédéric Maréchal en est encore au point mort. Il n’a toujours pas réussi à dénouer ce fichu macramé qui lui empoisonne poignets et chevilles et, pire !, ses paupières ont gonflé au point qu’il n’y voit plus de l’œil gauche.

Charlotte agite devant son nez le trousseau de clés avec un air triomphant. L’homme est devenu laid, peu convaincant pour un psychologue. Son air inquiet, sa nudité et son impuissance disqualifient tout aura dont il aurait pu encore se prévaloir. Peu importe pour l’instant ! Elle est bien trop affairée à se débattre avec le trousseau dont elle essaie les clés une par une en lui jetant un regard torve. De fait, si elle s’attardait à lui demander laquelle est celle du bureau, il ferait évidemment mine d’être dans le cirage. Tout comme elle, il doit se dire à présent que chaque seconde passée les rapproche inéluctablement de l’arrivée de Yéléna.


Charlotte panique anticipativement. Il est bientôt cinq heures. La jeune Serbe dort encore, sans doute. Son nouveau téléphone portable est en charge à proximité. Elle l’a programmé pour son réveil. A quel amant rêve-t-elle au juste ? A celui de la mobylette ou celui du GSM ? A celui du loyer ou celui du réfrigérateur ? 

« Yéléna est une fille sensible, c’est normal après tout ce qu’elle a enduré ! », paraît-il, selon le raccourci de Frédéric Marechal.

La greluche est donc délicate, intuitive peut-être. Imaginons en effet que Yéléna flaire le danger avant même d’ouvrir la porte d’entrée. Elle hésite sur le seuil, clés en main, casque dans l’autre. Disons qu’un regard circonspect sur la façade la convainc de sauver sa peau, sait-elle seulement pourquoi ? Toujours est-il qu’elle enfourche sa mobylette plus rapidement qu’elle n’en est descendue. Le moteur encore chaud se met à vrombir et voilà que Charlotte en est réduite à écouter la pétarade s’atténuer dans le lointain. La suite est évidente. Au premier kilomètre, la jeune Serbe utilise son nouveau joujou pour alerter qui de droit. Le psy’ jubile. Il se bénit de le lui avoir offert, pas plus tard que la semaine dernière.


« Allons ! Un tour de clé et il n’y paraîtra plus… ».


A son grand dam, Charlotte repère que, derrière les volets vénitiens côté piscine et jardin, la porte-fenêtre laisse passer un filet d’air. Elle n’a de toute évidence pas remarqué que, durant l’été, celle-ci est la plupart du temps entrouverte. Bref, s’angoisser comme une idiote dans cette cave était inutile. En fait, c’est cela son problème, une fichue mémoire, hyper sélective, toujours en alerte mais jamais en éveil. Lors de leurs entretiens, elle avait pourtant eu l’occasion de repérer les habitudes du psychologue tout à loisir, n’est-ce pas ?


A droite, sur l’impressionnant bureau hexagonal, trône toujours l’ordinateur allumé de jour comme de nuit, ainsi que Frédéric Maréchal le lui avait lui-même affirmé, elle ne sait plus à quel propos. Devant la porte-fenêtre, les quatre fauteuils en osier où se déroulent les entrevues paraissent, sans la présence du bonhomme, bien plus confortables qu’à l’accoutumée.

Par contre, la table basse du milieu est aujourd’hui encombrée de dossiers. C’est curieux, car l’ordre impeccable et méticuleux qui règne d’ordinaire dans cette pièce lui donnait l’impression que chaque objet faisait partie d’une exposition d’ameublement. Elle avait d’ailleurs connu pareil sentiment lors de son séjour dans le grenier, comme si un décorateur, certes secondé par un accessoiriste de génie, avait créé son environnement au moindre détail. Ainsi, finalement, l’araignée moisie dans sa toile n’était peut-être qu’un habile bricolage et le plan fixe du panorama, une gigantesque peinture hyperréaliste. Quant aux caméras, étaient-elles opérationnelles ou factices, en définitive ?


Une feuille du gigantesque bananier est jaunie depuis une éternité. Elle semble une fois de plus se pencher sur elle pour l’inviter à s’installer. Charlotte la salue à voix haute, comme un gag à répétition, pour s’abandonner sur le fauteuil qu’elle a toujours privilégié, sans doute parce que c’est le seul duquel elle bénéficie d’une vue d’ensemble. Comme d’habitude, elle allonge les jambes en posant cette fois ses talons nus sur la table basse. Elle se demande si sa sœur Justine s’étend sur la moquette pour forniquer avec le psy’ ou bien si c’est lui qui la couche sur le grand bureau pour la sauter. En y réfléchissant bien, leurs parties de jambes en l’air paraissent fort improbables car Justine n’est pas du genre à faire l’amour pour le seul plaisir des sens. C’est une romantique, Justine, bien plus partisane des amours platoniques que de liaisons charnelles. Charlotte ne parvient d’ailleurs pas à imaginer sa sœur se tortiller sous les effets d’un cunnilingus, ni opérer une fellation avec délectation, et moins encore s’abandonner à un orgasme sur moquette. Pourquoi Justine lui a-t-elle succombé ? Subissait-elle une forme de chantage ou étaient-ils de mèche depuis toujours ? … Non, pas sa sœur, pas Justine, non.


Devant elle, fixé sur le mur à la hauteur de ses yeux, le combiné télé-vidéo la lorgne de son écran sombre où se reflète sa propre image. Pour la centième fois peut-être, comme lorsqu’un silence ponctuait lourdement leurs entretiens, elle interroge d’un regard vide les bibliothèques qui flanquent la cheminée jusqu’au plafond.

S’y entassent bien entendu une flopée de bouquins de toutes tailles, sérieusement alignés et peu enclins à être feuilletés par le commun. Non, domine davantage un train monotone de vidéocassettes à étiquettes blanches. Empilées sur plusieurs étages, elles composent un obsédant domino qui ne peut qu’intriguer, c’est certain.

A coup sûr, ce n’est pas la collection d’un cinéphile mais bien plutôt celle d’un maniaque. Frédéric Maréchal ne lui avait-il d’ailleurs pas demandé si elle acceptait dorénavant d’être filmée lors de ses séances ? Elle avait refusé tout net de se prêter à ce petit jeu pervers, c’est clair ! Le psy’ avait eu la décence de ne pas insister. De toute manière, elle ne supportait plus le regard cyclopéen d’une caméra ou d’un appareil photo. Il le savait pertinemment. Alors, pourquoi poser cette question absurde ?


Toute à sa tergiversation, Charlotte fouille distraitement les dossiers empilés sur la table. Ce qu’ils contiennent parait insignifiant et ne justifie pas le fait de gaspiller autant de chemises en carton. Trouver le sien serait pur hasard, bien entendu. Tomber sur l’en-tête CHA008 (elle se souvient par contre du code qu’il lui avait attribué) lui procurerait néanmoins un drôle de chatouillis entre les reins. Mais y dénicherait-elle davantage que ses propres tapuscrits ? De fait, Fréderic Marechal n’avait pas coutume de prendre des notes lors de leurs entretiens.


Sans doute réservait-il ses commentaires à la mémoire de l’ordinateur, aussi va-t-elle s'installer sur le fauteuil de bureau. D’un coup de rein, elle le glisse face à la machine. L’écran de veille est encore actif et un diaporama y défile en boucle. En vérité, elle s’attendait à des images d’un tout autre genre, mais Frédéric Marechal n’aurait certes pas été débile au point de laisser trainer quelque preuve de manière aussi flagrante, bien évidemment. La main sous le menton, Charlotte médite sur le fait que, sans la présence inquisitrice du psychologue, l’atmosphère tamisée de ce bureau est plutôt apaisante.

Contemplative, elle s’abandonne à la balade virtuelle. La voici dans un vaste champ de blé - de maïs ou autre chose, peu importe. Au fil des images, son regard vague ça et là vers un ciel tourmenté, un chemin tortueux ou la ligne d’horizon. Voilà une église reliant ciel et terre, qui tintinnabule doucement dans le lointain. La canicule dessèche le sol et, par endroits, flotte un rideau de fumée au travers duquel l’arrière-plan devient flou et irréel ! Les plans fixes se juxtaposent avec une lente régularité de métronome et en deviennent quasi sédatifs. Une vive chaleur blonde envahit la jeune fille.


Elle s’ébroue pour évacuer sa somnolence. Ce décor lui est si familier que, sous peu si On n’y prend garde, Olivia lui apparaîtra et lui causera en alexandrins. De fil en aiguille, pour Charlotte, tout ceci et tout cela s’illumine et devient on ne peut plus clair : Daphné n’est autre que la mère d’Olivia ! Leurs voix, leurs peaux, leurs odeurs se ressemblent au point de ne lui laisser aucun doute.


Le scénario s’articule autour de cette première donne, c’est sûr ! Daphné est la femme de Max et Max, l’ami de Frédéric Marechal. Quant à Cindy, elle, …


Sur l’instant, Charlotte a parfaitement reconnu le paysage, même si le chromo s’efface pour faire place au suivant. C’est à présent une vue bien plus anodine, qui ne lui évoque plus grand chose.


A-t-elle sombré dans un rêve ? Est-elle le jouet d’un mirage ?

Toujours est-il que, dans son sursaut, elle vient de presser par inadvertance une ou plusieurs touches du clavier, suffisamment pour que cet imbécile d’ordinateur lui demande le mot de passe pour y accéder. A tout hasard, elle essaye « C-i-n-d-y », ce qui  ne donne aucun résultat. Elle tente encore « F-r-é-d-é-r-i-c », en vain, puis, pourquoi ne pas essayer « C-h-a-r-l-o-t-t-e », « J-u-s-t-i-n-e » ou … « M-e-r-d-e » ? L’ordinateur ne répond pas davantage et ne peut donc plus rien lui apprendre.


C’est à pas mesurés et pensifs qu’elle déambule devant l’écrasante bibliothèque. Encodées de la même façon que les dossiers, les vidéocassettes sont méticuleusement rangées par ordre alphabétique. Elles recouvrent un pan tout entier et, levant le nez jusqu’au plafond, Charlotte se rend compte qu’elle pourra difficilement atteindre les tablettes supérieures. Comble de pas de chance, les « C » nichent sur l’avant-dernière, tout là-haut. Pour le coup, Charlotte rage de ne pas avoir été baptisée Zoé, Yvonne, Xavière ou Wendy, ainsi que le notifient les vidéos les plus basses. Bon dieu ! N’y a-t-il pourtant pas davantage de prénoms qui commencent par les premières lettres de l’alphabet ?

CHA008 ! Que signifie le 008 ? Cela laisse-t-il à penser qu’il n’existe pas moins de sept vidéos déjà archivées à son nom, sans doute celles relatant ses heures et ses jours dans le grenier maudit? Cou tendu vers le plafond, Charlotte n’arrive pas à déchiffrer les étiquettes de si loin. Peut-être pourra-t-elle y parvenir en grimpant sur la chaise de bureau ; mais, avec ces saletés de roulettes sous les pieds, la grimpe s’avère osée. Frédéric Maréchal a une taille nettement supérieure à la sienne, c’est une évidence !


Charlotte se sent en bonne voie. Elle est sur le point de débusquer une preuve tangible de sa séquestration, c’est sûr ! Elle ne va tout de même pas déclarer forfait pour si peu, n’est-ce pas ?

Charlotte grimpe sur la chaise, les mains arrimées au dossier, se redresse comme une équilibriste. Son poids finalement la stabilise. Maintenant, même si elle peut à peine les atteindre, elle parvient tout au moins à en lire les étiquettes. Il n’y en a aucune qui porte les trois lettres C, H et A. Dépitée, elle se demande si, par prudence vu les circonstances, On ne lui a pas donné un pseudonyme. Oui, mais lequel ? Scruter les cassettes une à une l’inquiète davantage, des fois que…


Non, décidément, aucun début de matricule ne l’inspire.

Finalement, c’est à hauteur des yeux qu’elle en repère une : JUS comme Justine suivi du nombre 123. Pourquoi 123 ? Va-t-en savoir…

Charlotte descend prudemment de son escabelle de fortune et introduit son butin entre les mâchoires du lecteur vidéo. Affalée sur la chaise, la voici qui brandit la télécommande comme une arme de poing.

 

VENDREDI 27 AOUT, CINQ HEURES

 

L’image est floue. Néanmoins, on reconnait parfaitement Justine. Elle est assise et semble gênée. Hors champ, on entend la voix de Frédéric Maréchal tandis que, de toute évidence, il tente de régler la netteté de l’image : « Nous sommes le mardi 25 mai, c’est notre cinquième entretien, et vous êtes parfaitement d’accord d’être filmée lors de cette entrevue... », serine le psychologue, comme une vieille leçon apprise par cœur. Justine a les cheveux tressés en macaron au-dessus des oreilles. Assise tout au bord du fauteuil, comme si elle était prête à détaler par la porte-fenêtre, elle serre pudiquement les genoux. Ses mains, posées à plat sur les cuisses, s’accrochent à la lanière de son sac en cuir brun couché à ses pieds. Charlotte n’est pas étonnée de retrouver les attitudes typiques de sa sœur, même si son regard du moment, fuyant l’œil du caméscope, concorde peu avec son personnage habituel. « Il est bien entendu que cet enregistrement restera totalement confidentiel et qu’il ne sera utilisé qu’à seules fins d’étude et de recherche… Nous sommes bien d’accord, Justine, n’est-ce pas ? », la tartine Frédéric Marechal sur un ton trop prudent pour être honnête.

Pareille prévenance parait à Charlotte bien saumâtre. De fait, Lorsque elle était prisonnière de son grenier, lui avait-On demandé son avis avant de la filmer jour après jour ? S’était-On seulement posé la question ?


En vérité, Charlotte pense que cette cassette ne risque pas de lui apporter de surprises. Justine est ce qu’elle est, rongée d’angoisse pour l’éternité, et il n’est pas étrange qu’elle ait recours à un thérapeute.

Frédéric Maréchal entre dans le champ par la gauche, traverse l’écran et se carre dans l’un des fauteuils en enfournant comme d’habitude sa satanée pipe entre les dents.


A propos, que fait-il à présent, sans son ridicule attribut buccal ? Charlotte l’imagine très agité, agenouillé sur la moquette, qui assure tant bien que mal cette position inconfortable en s’appuyant d’une épaule contre le mur du bar-comptoir. Sans doute tente-t-il de se mettre debout. Peut-être même est-il parvenu à délacer quelques-uns des innombrables nœuds qui emprisonnent ses chevilles, mais, à ce rythme, il lui faudra une bonne demi-heure pour finalement ne libérer que les jambes. C’est certain qu’il cherche aux alentours une arête coupante sur laquelle il pourra user la corde des poignets. Que fricote donc Charlotte dans son bureau ?, se demande-t-il vraisemblablement. Il entend qu’elle visionne des cassettes-vidéos et il doit se dire que cela tiendra la garce en haleine pendant un moment.

Charlotte hésite un instant à jeter un coup d’œil dans la salle de séjour, mais, à vrai dire, cela l’émoustille de ne pas savoir ce que mijote le bonhomme. Jouer au chat et à la souris avec lui est une belle revanche de ce qu’elle a enduré dans son grenier.


Ses orteils s’agitent de plaisir sur la moquette. Ses mains se contractent. Elle enfonce les ongles à pleines paumes jusqu’à sang non sans délectation. D’autant plus que, sur l’écran, le mutisme obstiné de Justine a le don de la crisper. Décidément, au plus elle contemple sa soeur, au plus elle constate leur ressemblance, et au plus elle s’identifie à Justine, au plus elle enrage de ce qu’elles sont. Face au psychologue, toutes deux adoptent d’ailleurs la même attitude.

Le psy’, quant à lui, n’a plus qu’à se jouer de leur silence. 


Charlotte sursaute lorsque Frédéric reprend la parole tandis que des larmes de sang lui pissent au long des doigts. « L’autre fois, à la fin de la séance, vous avez affirmé que votre sœur a toujours été une enfant un peu bizarre, vous vous souvenez ? J’aimerais que vous me racontiez aujourd’hui ce que vous entendez par… un peu bizarre ! ». Justine pose un regard oblique sur la table basse, puis émet un drôle de son du fond de la gorge. Cela ressemble à un cri d’animal mais les traits de son visage demeurent impénétrables. « Je… je voulais dire qu’il y a toujours en elle deux comportements totalement contradictoires… », marmonne-t-elle avec une voix d’outre-tombe, « Parfois très douce, délicate, prévenante même, et parfois agressive, brutale, carrément violente … ».

« De quoi se mêle-t-elle, cette salope ? En vertu de quoi s'arroge-t-elle le droit de parler ainsi de moi ? », rugit Charlotte, en projetant hargneusement les talons en direction de l’écran.


Tandis que Frédéric Maréchal l’invite à poursuivre d’un mouvement éloquent de la pipe, Justine ne se relève pas pour ôter sa veste mais elle en montre en tous cas l’intention. Elle se satisfait en définitive de changer son sac de place, de quelques centimètres à peine, comme un tic sans importance. « Je… », reprend-t-elle d’un ton hésitant, « Je pense vraiment que… Comment dire ? Elle… A certains moments, elle n’a plus la même odeur… pas la même démarche ni la même voix… C’est comme si elle… ».

Charlotte a envie de la tuer. Sa propre sœur est bel et bien en train de lui voler une tranche de son histoire personnelle.

Justine n’achève cependant pas sa phrase et éclate en sanglots. Bien entendu, Frédéric Maréchal s’est approché d’elle comme d’un fruit mûr.


Charlotte sursaute comme si le gros-plan allait lui sauter au visage. Mais le passage qui suit semble avoir été effacé au montage car Justine réapparait, plus sereine, plus décontractée. « Nous sommes aujourd’hui le jeudi 27 mai et, comme tu me l’as demandé, j’ai coupé la suite de notre entretien d’avant-hier. Tu disais donc que ta sœur est un personnage… disons : très contrasté ! Mais encore, Justine… Peux-tu m’en dire un peu plus ? », entend-t-elle en voix off. Le ton est mâle, chaleureux et bien trop peu professionnel. De surcroît, changement de programme, voici qu’il la tutoie. Justine, elle, a changé de tenue, bien sûr ! Sa robe rouge, trop courte, lui dessine une poitrine pigeonnante, elle, plus encline d’ordinaire au sage et au classique. Charlotte en pense plus qu’il n’en faut, c’est on ne peut plus clair. « Merci, Frédéric, j’en avais besoin, tu sais, de me laisser aller… » rétorque Justine d’un air trop souriant pour que cela ne cache rien. De l’avis de Charlotte, il ne leur en avait fallu pas plus pour devenir amants.


« Merci, Frédéric ! … », répète Charlotte en singeant le côté oie blanche de Justine. Une telle trahison de sa sœur lui donne envie de vomir. Pas question d’en entendre davantage, du reste !  Elle éteint le magnétoscope en rageant et lance la télécommande au loin.


Non, Charlotte n’est pas contente de ses investigations, du tout. Qu’a-t-elle appris qu’elle ne savait déjà ? A la limite, que Frédéric Maréchal couche avec sa sœur des mois avant sa propre aventure n’a aucune espèce d’importance. Par contre, « que Justine mette ainsi à nu mon personnage équivaut à me vendre à une bande de pervers ! », est-elle intimement persuadée. Peut-être n’était-ce donc pas Cindy à la source de cette histoire, mais bel et bien sa propre sœur, Justine !

Le château de cartes commence à s’effondrer. Charlotte est déstabilisée. Quoi ? Tout cela pour pas grand chose car Cindy, en dépit d’être une sale petite garce, serait finalement innocente ! A supposer encore qu’il n’y a pas qu’un seul gros chauve dans tout l’univers et à supposer toujours que l’aveugle n’est pas la mère d’Olivia, c’est fichtrement tout le montage qu’On ramasserait sur la table !

Le bilan est un désastre : ses fantasmes s’évanouissent comme brume sous soleil et le doute l’envahit plus que de mesure. A force de mensonges, On arriverait à lui faire accroire que rien jamais ne s’est passé le mois dernier, ni enlèvement, ni grenier, ni caméras, aucun chien, aucune Olivia, aucun squelette et pas même cette moto secourable qui l’avait providentiellement ramenée à une gare du retour. Seule, lui reste la vision fugace d’un homme de forte corpulence et au crâne nu. A considérer que Max n’est pas cet homme, comment pourrait-elle encore justifier ses égarements ?  Qui la croira quand elle assurera que Cindy s’est noyée dans une chute éthylique ? Qui va admettre que Daphné se soit endormie pour l’éternité sans un coup de pouce de sa part ? Non, Charlotte, déjà si peu entourée d’ordinaire, est en train de sacrément faire le vide autour d’elle.


En définitive, conclut-elle au plus bas de son moral, les cent et des pages de son tapuscrit ne sont plus qu’une vulgaire fiction, un feuilleton de gare, un psychothriller pour ménagères !


Pas question néanmoins de sombrer davantage. Il faut se reprendre en main. Frédéric, à force de se contorsionner, en a sans doute presque terminé avec la corde qui lui lie les chevilles. Bientôt, il pourra marcher et chercher dans la cuisine de quoi couper cette saloperie qui lui attache les mains derrière le dos.

Charlotte se décide à glisser un œil dans l’embrasure de la porte. De fait, Frédéric est à l’œuvre. Il est debout dans la cuisine, appuyé contre le plan de travail. S’il en est arrivé là, c’est qu’il a déjà dénoué la corde nouant ses chevilles. A l’aveuglette, le voilà qui manœuvre le couteau dans son dos, aussi bien, aussi mal que sa situation le lui permet. Sûr que cela serait plus facile avec un couteau à scie !

Craint-il de se blesser ? La lame est-elle trop longue ? Est-il toujours persuadé que, dès qu’il aura recouvré la liberté, il pourra faire encore quelque chose pour sauver Cindy ? Est-il inquiet parce que Max et Daphné n’ont pas réagi après ses propres hurlements de tout à l’heure ? Se demande-t-il quel est le sort que Charlotte lui a réservé ?


Elle-même n’en sait trop rien. Son esprit est ailleurs. A ce stade du récit, la jeune fille est en manque, manque de compréhension, d’aide, de soutien. Jamais elle n’a eu autant l’envie qu’on lui corrige sa copie. « Je suis dans une sacrée merde, vous comprenez ? », pleurnicherait-elle dès que le bonhomme aurait décroché son satané téléphone. Elle sait que, comme à son ordinaire, il écouterait calmement ses explications, sans la juger, sans poser la moindre question inopportune. « S’il vous plaît, aidez-moi ! Venez, je vous en prie ! », geindrait-elle enfin, en lui laissant pour rôle d’imaginer comment la sortir de ce pétrin. Peut-être qu’il l’aurait rejointe au plus vite. Il appellerait un taxi sur le champ et, une fois sur place, elle est persuadée qu’il parviendra à corriger le tir d’une manière ou d’une autre.

Mais, comme une imbécile, elle a niqué exprès tout moyen de communication avec l’extérieur. Aussi, l’homme n’arrivera vraisemblablement jamais. D’ailleurs, il ne sait même pas combien elle a besoin de quelqu’un dans son genre. C’est elle-même qui a coupé le fil sur lequel elle dansait ! Pour s’en mortifier, elle se mord à sang la lèvre supérieure.


Pas de chance, Monsieur Maréchal ! De fait, Charlotte réapparait dans l’embrasure de la porte du bureau. Elle a croisé les bras d’un air revêche et le regarde s’agiter, en léchant machinalement le sang qui perle de sa lèvre. Les paupières mauves et  boursouflées indiquent qu’elle a pleuré. Sous l’apparence d’une jeune fille fragile, elle semble littéralement possédée par sa folie. Son énergie en sera décuplée, évalue-t-il  et, vu son état, il y a peu d’espoir de lui tenir tête. Dans sa nudité et les mains toujours liées derrière le dos, Frédéric se sent complètement démuni, en dépit de ce couteau qu’il ne sera pas à même d’utiliser.

Debout, négligemment appuyé contre le bar-comptoir comme s’il s’apprêtait à leur servir un verre, il affiche un air innocent qui ne la trompe cependant pas. L’espace d’une seconde, elle croit néanmoins qu’il a réussi à se libérer totalement et qu’il est à deux doigts d’attaquer en brandissant le couteau. Mais ce bonhomme de près de deux mètres de haut n’aurait certes pas eu besoin d’une arme pour la maîtriser et lui faire son affaire. Son allure angélique n’est de toute évidence qu’un aveu d’impuissance.


Charlotte se rue vers lui comme une furie, toutes griffes dehors. Il s’attend à prendre la tête de la gamine en plein estomac et tente de l’esquiver d’un coup de genou qui les déséquilibre tous deux. Il tombe en arrière, lentement, en se disant qu’il ferait mieux de lâcher le couteau avant d’atteindre lourdement le sol. Le rebord métallique de l’évier en décide tout autrement. Ce dernier happe sa nuque comme une malédiction.

Elle le suit dans sa chute, les bras en avant, elle entend le craquement sec et mat sans comprendre qu’elle va s’affaler dans un instant sur un cadavre.

Le corps de Frédéric a amorti le choc. Charlotte se retrouve au-dessus de lui, la tête arc-boutée contre son torse, jambes et bras mêlés aux siens. C’est écoeurant, ce simulacre d’acte sexuel ! D’une ruade, elle s’arrache avec un cri d’horreur et, impulsivement, fait encore un bond arrière pour se retrouver assise contre le réfrigérateur, les mains tendues devant elle, sans doute afin d’exorciser ce dont elle a intuitivement saisi l’ampleur. Pourtant, elle ne ressent strictement aucune émotion. A tâtons et en vacillant, elle rejoint la terrasse pour un bol d’air salvateur. Le soleil rasant la caresse doucement et les oiseaux gazouillent comme par un matin tranquille. Les mouches commencent à circuler et, sur un massif de rosiers sauvages, des abeilles entament déjà leurs balbutiements quotidiens. Elle évite de jeter un regard vers la piscine. Ce n’est vraiment pas le moment de disjoncter, songe-t-elle en reprenant graduellement ses esprits.


A présent que Daphné dort pour l’éternité, que Cindy est entre deux eaux et que cet idiot s’est fait le coup du lapin, elle vient de franchir le point de non-retour, c’est sûr ! Quel élément capital va-t-elle pouvoir encore avancer afin de prouver que sa théorie de collusion entre eux est plausible ? Charlotte ne dispose d’aucune preuve, elle le sait.

Entretemps, elle ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil anxieux sur le corps étendu sur le carrelage. Marechal est immobile, bien sûr, mais à force de le regarder sous toutes les coutures, elle a l’impression que la poitrine vient de se soulever de façon indicible. « Comme les poules, dont le corps suit encore les ordres du cerveau alors que la tête vient d’être tranchée ! », se rassure-t-elle, les yeux clos, et, dans le cas contraire, s’inquiète-t-elle encore, les yeux écarquillés cette fois, elle se doute qu’elle devra bien se résoudre à l’achever.

 

VENDREDI 27 AOUT, SIX HEURES

 

Ce n’est qu’une hallucination de plus. Non, Frédéric Maréchal ne donne finalement plus signe de vie. A vrai dire, Charlotte assume de plus en plus mal d’être envahie par ce méli-mélo de doute et de certitude.

Elle ose toutefois enjamber le cadavre pour passer son visage sous le robinet, question de se rafraichir. Le psychologue est désormais dans l’impossibilité d’apprécier qu’elle porte ou non un slip sous sa robe. N’empêche que, en dodelinant de la tête sous le jet d’eau, la voilà qui serre les cuisses dans un furtif accès de pudeur.


Ses joues en feu s’apaisent sous l’eau froide. De même, le regard incrédule qu’elle accroche à l’horloge lui remet les idées en place. A présent, il est passé six heures. Dans moins d’une cinquantaine de minutes, cette imbécile de Yéléna va débarquer sans tambour ni trompette, excepté la pétarade de sa mobylette.


Charlotte gamberge. Et si un autre scénario était envisageable ?, se dit-elle. Imaginons en effet qu’elle monte dans la chambre de Cindy, se déshabille et s’allonge tranquillement sur le lit, comme à l’accoutumée du reste lorsqu’elle est en visite. Yéléna arrive (elle entend déjà le crescendo de la mobylette et le cliquetis de la clé dans la serrure de la porte d’entrée), Yéléna découvre aussitôt le corps inanimé du psychologue dans la cuisine, voire peut-être celui de Cindy, gorgé d’eau dans la piscine. Ses hurlements ne tardent guère à réveiller la maisonnée (Max et elle-même en l’occurrence).

Charlotte attendrait alors quelques secondes, disons : une demi-minute, enfilerait un peignoir pour descendre enfin l’escalier, sans oublier bien sûr de se frotter ostensiblement les yeux. On devrait lui expliquer le drame et toutes deux n’auraient plus alors qu’à mêler leurs cris d’horreur. Charlotte prétendrait n’avoir rien entendu, rien. « Où est sont Max et Daphné ? », dirait-elle subitement sur un ton d’effroi en galopant vers le palier du premier étage. Yéléna la suivrait, évidemment, mais ce serait Charlotte qui tenterait de réveiller l’aveugle. « Elle ne respire plus, Yéléna, elle est morte ! On l’a assassinée ! » crierait-elle en s’efforçant de larmoyer. La partie est jouable, assurément. Qui soupçonnerait en effet qu’une petite fille fragile soit la star de ce pitoyable navet ? Certes lui faudra-t-il pourtant veiller au moindre détail. Par exemple, en cherchant Max au premier étage, elle n’est pas censée connaître la chambre qu’il occupe ; elle devra ouvrir les portes une à une avant de tomber, comme par hasard, sur la bonne. Par exemple encore, au cas où Yéléna n’a aperçu que le corps de Cindy dans la piscine, il serait maladroit de se couper en disant à Max que Frédéric a été lâchement assassiné. Par exemple toujours, si la jeune serbe n’a pas découvert le corps de Cindy, elle s’attendra vraisemblablement à ce que Charlotte s’inquiète d’abord et avant tout de ce que son amie est devenue.  


Le pari est osé, assurément, mais a-t-elle vraiment le choix ?, se dit-elle enfin en ressassant tous les cas de figure qu’elle peut imaginer. En fait, ce qu’elle craint le plus, c’est le regard inquisiteur de Max car lui seul est capable de deviner la vérité. Certes, il ne la dénoncerait peut-être pas sur le champ. Ne serait-il pas stupide de ne pas en profiter auparavant pour la faire chanter ? Quelle magnifique occasion de la soumettre à son penchant pervers, a côté duquel le voyeurisme du grenier n’était encore qu’un en-cas.

Cette fois, elle sait pertinemment qu’il ne la ménagera pas. Charlotte serait réduite à ne plus être que son esclave docile, son petit gâteau en sucre de quatre heures, certes, mais sa chose pour une éternité.

A la moindre désobéissance, au moindre écart, que ne manquerait-il pas de distiller insidieusement dans les oreilles d’un inspecteur quelque peu fouille-merde - un autre ami sans doute -, un goutte à goutte abject de détails insignifiants, comme la vidéo de Justine insérée dans l’appareil, comme les traces infimes de barbituriques relevés lors des autopsies, comme ces nœuds bien maladroits pour un tueur en série, dieu sait quoi encore, sans oublier, comme une guillotine imparable, la fallacieuse explication du syndrome de Stockholm !


Jamais, non, jamais Charlotte n’aura l’intelligence et le temps de camoufler tous ces infimes indices avant l’arrivée inopportune de Yéléna.


En définitive, la moins mauvaise des solutions s’impose tout naturellement. Elle n’a tout simplement qu’à éliminer l’un après l’autre tous les témoins de cette nuit.


( à suivre ) 

 

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